10 Jan D’Artesiaga à Eugi, là où résonne l’Histoire
Suggestion d’accompagnement sonore :
Wake Up Dead Man – Hammer Ring (Prison Song) (? – 1965)
Ils sont nombreux – Alan Lomax pour le plus connu – à avoir enregistré ces chants de travail des prisonniers durant la ségrégation. Appelés « Hollers », ces chants étaient surtout un moyen de garder le rythme de travail mais surtout de garder vivante une cohésion, une identité, une échappatoire au-delà de l’asservissement.
On était là, enveloppés par les ombres du Baztàn, lovés dans leurs bras vaporeux, intangibles et impalpables. Je m’y sentais bien, à la fois protégé et vulnérable, comme mis à nu. On ne le savait pas encore mais cette seconde journée de virée impromptue serait marquée au fer rouge par le spectre de l’histoire. Au fur et à mesure des avancées, des voyages, je me suis rendu compte – et je l’avais déjà évoqué en partant en Nouvelle-Écosse – que pour moi le voyage se conjugue profondément avec la compréhension. La compréhension d’une histoire, d’un lieu, d’un peuple, pour en comprendre toutes les parties, mêmes les plus infimes, mêmes les plus intimes, surtout les plus insignifiantes. La suite de notre route serait peuplée de ces silhouettes de l’Histoire et du son étrange du passé, d’un passé qu’il faut parfois affronter pour apprendre à avancer.
Au réveil, en ouvrant les fenêtres de cette vieille Baserri, les ombres qui nous enveloppaient la veille au soir étaient remplacées par un brouillard dense qui glissait doucement depuis les montagnes alentour frôlant de son ventre, les terres encore tièdes de la vallée. L’atmosphère était au silence. Un silence des dieux, uniquement perturbé par le lointain bruissement d’un ruisseau. Passer cette nuit dans une vieille baserri (ferme), n’était pas sans faire remonter les souvenirs de la nuit dans l’antique maison de Donna Rita à Rio de Onor, dans le fin fond du Portugal nord.
De leurs murs épais de torchis et de pierre, au milieu d’une plaine désolée où le vent vous fouette le visage, vous plie un arbre aussi facilement qu’un homme, ces vieilles bicoques sont des remparts, des refuges. Vous vous y sentez en sécurité, au chaud. Comme dans un cocon, à l’abri du temps qui fait, à l’abri du temps qui passe.
On a foulé de nos pieds nus le parquet fait de grosses poutres gonflées par les années et lustrées par les générations passées en ces lieux et on a descendu les escaliers branlants, pour se retrouver les premiers à pointer notre tête. La cheminée crépitait du feu ravivé de la veille. J’étais bien, heureux, tranquillement apaisé, comme si je m’étais soudain retrouvé, comme si j’avais trouvé ma place.
Comme dans un instantané cliché de la campagne, j’ai dégusté un café au lait dans un vieux bol, chose que je ne bois jamais, sans doute pour faire comme si je faisais, moi aussi, partie de la maison. Je l’ai bu patiemment, tout en admirant face à moi, les trophées de pelote à main nue, les txapeldunak, ces bérets que l’on remet toujours aux champions d’un tournoi, sans doute remportés par l’aita (le père), celui-là même qui, la veille au soir, se délectait religieusement, silencieusement, de la diffusion d’une partie à la télé, dans la cuisine.
Comme une vieille habitude de vacances, je suis sorti fumer ma clope, à la fraîche, pour humer l’air, prendre la température dans les deux sens du terme, regarder le brouillard se perdre entre les arbres. Dans les bois, situés au-dessus de la ferme, des cochons du Kintoa labourait à la terre à la recherche de glands et autres châtaignes.
On a dû quitter Urruska, mais je n’en avais absolument aucune envie, j’aurais aimé y rester plus longtemps, je me voyais bien y passer plus de temps, y couler quelques vieux jours dans un automne déjà teinté d’hiver. Les quelques mots de basque que j’ai réussi à sortir malgré ma timidité débordante ont suffi à afficher sur le visage de l’andere etxea, un sourire plein de bienveillance.
Et voilà, nous étions de nouveau sur les routes du Baztàn, redécouvrant la route de la veille que nous avions empruntée sous les ombres de la nuit. On a laissé le village de Beartzun s’étioler dans le rétroviseur, nous arrêtant au gré de nos envies, profitant du brouillard nappant encore les vallées alentour. On a passé le tout frais parc du Baztàn, d’où depuis les gorges, le choix est permis de faire de la tyrolienne ou de se jeter dans le vide, uniquement retenu par un élastique, le corps en chute libre au-dessus du fleuve. Je passe mon tour.
A Irurita, on a viré de biais, s’engageant dans la rue qui porte le nom de la montagne que nous avions en ligne de mire, Artesiaga. On a laissé les vieilles maisons du Baztàn, où les linteaux racontent mille histoires, où les visages des aitaxi et amatxi trônent fièrement, la tête haute, le port altier de chaque côté du blason à damier, symbole héraldique de la vallée.
Et puis on s’est enfoncé dans une vallée sans nom, déflorant une route encore jamais parcourue. Au fur et à mesure que la route prenait de la hauteur, on s’est mis à embrasser tous le paysage fait de champs délimités avec une main tremblante, recouverts d’un vert typique et où cette même main aurait jeté quelques fermes blanchies à la chaux, par monts et par vaux.
A l’horizon, quand le brouillard nous en laissait le loisir, la vue se jouait de nous, nous dévoilant ses charmes avec la timidité d’une ingénue. De temps à autre les contreforts du Parc de Bertiz se dessinaient sous nos yeux pour rapidement disparaître sous des volutes transparentes. Comme un symbole du temps qui passe pour ne plus jamais revenir en arrière, dépecé et jeté aux abords de la route, une ancienne bergerie gisait abandonnée aux quatre vents.
On ne le savait pas encore, mais depuis le départ d’Irurita, les fantômes du passé nous accompagnaient sur chaque centimètre carré de bitume. Ils étaient là et pourtant nous ne les voyons pas. C’est en arrivant au sommet d’Artesiaga que les choses se sont faites plus claires tout en devenant aussi, beaucoup plus sombres.
En haut des 984m d’Artesiaga, trônait une sculpture de métal. Un truc moderne, un peu obscur, pas forcément identifiable. Cette pièce de métal qui pose en haut d’une montagne apprécié des cyclistes, au kilomètre 13, très exactement, c’est l’œuvre Bidegabeko Bidea de Mikel Iriarte. Elle est là pour rappeler que cette route, comme d’autres – notamment du côté d’Oiartzun ou de Lesaka – fût construite dans le sang plus que dans la sueur.
Il aura fallu 2 ans, 2 ans de dur labeur. Deux années entières à piocher, casser de la caillasse sous la menace des fascistes de Franco. Ces hommes, qui sous la contrainte des armes, construisirent cette route, étaient tous des prisonniers antifascistes, fuyant la cruauté de Franco, pris dans les mailles du filet. Obligés de dormir dans la boue, affamés, assoiffés, malades, ils furent 1 756, condamnés sans aucune forme de procès, à défoncer la pierre à défaut d’autre chose. Leur survie, ils la doivent aux Baztandarrak, aux habitants du Baztàn, qui à l’insu des gardiens, arrivèrent à leur glisser quelques morceaux de pain, quelques saucisses, bref le peu qu’il pouvait y avoir dans les garde-manger des maisons du Baztàn.
En mai 2009, il fût décidé, pour se souvenir, et ne surtout pas oublier, d’y construire ce mémorial. Comble du comble, le lendemain de l’inauguration, la sculpture fût profanée par un slogan fasciste : « Irebazi ginun eta beti irebeziko » (« Nous avons vaincu et nous vaincrons »). Une partie de l’Espagne n’a pas digéré l’histoire, ne souhaite pas tourner la page d’un fascisme pourtant reconnu outre Bidassoa. Malgré la fameuse « Loi sur la mémoire historique », surnommé « Loi des symboles », visant à effacer toute trace de cette période noire, supprimer les plaques, les rues, les blasons, les plaques commémoratives, qui rendent encore hommage à El Caudillo et à la dictature, Franco possède encore sa fondation et son musée en Espagne. D’ailleurs, cette loi fût vivement critiquée par le PP (Parti Populaire) utilisant l’argument hautement ridicule de vouloir « rouvrir les plaies du passé ». Mariano Rajoy fit même de son annulation une promesse de campagne. En Espagne il n’est pas bon de clore le chapitre d’une histoire sombre, on préfère la mettre sous le tapis plutôt que de chercher à affronter le passé pour, enfin, tourner la page.
En découvrant cette histoire de ces forçats de la route, j’ai l’impression d’entendre le cri des hollers, ces travailleurs du Mississippi et du Deep South américain qui travaillait sous la contrainte, en rythme pour se donner du cœur à l’ouvrage.
Chamboulés par cette histoire méconnue, nous avons erré dans les paysages que nous offrait le col d’Artesiaga. Comme pour rajouter un peu plus de nostalgie, de tristesse, le brouillard est revenu nous rendre visite, comme pour nous enfermer, nous isoler, pour nous amener à réfléchir.
On a laissé le bruit imaginaire des pioches brisant les cailloux, le chant de ces hollers du Pays Basque pour s’enfoncer un peu plus dans la forêt et redescendre les contreforts d’Artesiaga.
Après un rapide, mais vivifiant détour pour une courte balade dans un tapis de feuilles d’automne, on a continué les lacets pour terminer à Eugi.
De nouveau nous avions rendez-vous avec un pan d’histoire. C’est comme ça, je ne peux pas m’empêcher de fouiller, de gratter la surface pour rechercher l’histoire, les histoires qui s’y cachent en profondeur. C’est devenue une manie, presque un besoin pour découvrir et comprendre ce Pays que j’aime tant.
Au milieu des hêtres séculaires, cachées par la forêt du Kintoa, se cachent des ruines. De simples ruines qu’on pourrait presque manquer si l’on manquait d’attention. Et pourtant le long des rives l’Arga, entre les monts Kuartalux et Errekabeltz (la rivière noire), se cache un ensemble de plusieurs milliers de m2, qui hébergeât plusieurs centaines d’habitants. Un village-usine, de la fameuse manufacture d’armes d’Eugi. Les vallées du Pays Basque sont riches de minerais, et les forêts abondantes apportant tout le bois nécessaire à la production.
Mieux conservée que sa jumelle d’Orbaizeta, Eugi était stratégiquement située proche de la frontière. Construite en 1766, elle produisit projectiles, armes et autres bombes, mais aussi des ouvrages de génie civil, comme des écluses, jusqu’en octobre de l’année 1794.
Eugi ne porte pas son âge, ou presque. Fruit d’une lente restauration grâce à un programme transfrontalier et européen, les fourneaux sont encore distincts, tout comme les habitations, l’école, le dispensaire ou bien les édifices de stockage.
Par chance, des panneaux explicatifs en 4 langues permettent encore mieux de s’imprégner de l’activité qui pouvait y régner. On s’y balade tranquillement, méthodiquement, pour comprendre de nouveau, pour s’imprégner encore une fois. Seul le son de la route qui scinde les ruines en deux, vient nuire à la quiétude des lieux.
Racheté en 1536 par un Philippe II, qui y fit venir des armuriers d’élites milanais, Eugi vécu une seconde jeunesse. Aujourd’hui les arcs-boutants, les arches, les porches, les structures sont envahis d’une végétation galopante qui brouille légèrement les contours de ce morceau d’histoire.
On a bien passé plus d’une heure à déambuler, à grimper sur les contreforts pour avoir une vue d’ensemble de ce patrimoine historique, et puis doucement mais sûrement, la route s’est rappelée à nous.
L’exercice de mémoire a continué, et c’est une ancienne route, blottie au cœur de nos souvenirs que nous avons arpenté de nouveau. Après le Baztàn – que nous avions quitté depuis Artesiaga – c’est désormais dans le Kintoa, ce fameux Pays Quint, que nous nous enfoncions. Sans nul doute le second endroit que j’aime le plus arpenter. J’ai retrouvé ces roches dures, ces flancs empierrés où seuls quelques arbres téméraires semblent encore s’accrocher.
Nous avons passé la Benta Baztan, celle-là même, sur laquelle j’avais écrit quelques mots lors d’un vieux road trip, qui à l’époque nous avait mené jusqu’au désert des Bardenas.
Arrivé aux Aldudes, l’envie nous a reprise de revivre dans nos souvenirs, on a vainement tenté de sonner à cette chambre d’hôte que nous avions tant aimé, le long de la Nive des Aldudes. La dame, les yeux éberlués par notre requête impromptue, nous a gentiment fait savoir qu’ils étaient fermés en cette saison.
Je pense qu’au fond nous n’avions aucune envie que cette bulle n’éclate, nous voulions rester à vivre cette parenthèse, j’avais une envie de bouffer le monde comme jamais. Nous sommes repartis, tête basse, le temps de souffler un peu sur la place de ce village que j’aime tant, à s’imaginer, que là, derrière cette petite montagne, se cachait Urruska, ce petit trésor de quiétude que nous avions quitté le matin même. Sur la place du village, j’ai souri en lisant un panneau bien placé, immanquable, expliquant l’histoire des Évadés de France, des réseaux de passeurs – Comète, et autres – qui sauvèrent de nombreuses vies et qui firent que des générations futures, tout comme je le suis, peuvent continuer à arpenter ces paysages, sans jamais oublier, de temps en temps, de jeter un œil sur le passé.
Nikon D610 | Yashica Mat 124-G – Ilford HP5
D’Artesiaga à Eugi, là où l’histoire du #PaysBasque résonne à chaque virage. Share on X
Laurélen
Posted at 21:59h, 10 janvierQuel article ! Merci pour ce bond dans le passé. Il m’a rappelé les histoires que me racontait mon grand-père lorsque, plus jeune, il fut obligé de fuir San Sebastien et l’Espagne franquiste pour la France.
retourdumonde
Posted at 11:19h, 11 janvierMerci Laurélen, ton commentaire me fait plaisir. L’histoire du Pays Basque est assez riche et trouble, parfois méconnue outre Bidassoa, et pourtant tellement présente à chaque coin de route, chaque coin de forêt. Merci à toi 😉
Larrosari
Posted at 11:31h, 15 janvierMerci de raconter.;
L’autre petite histoire d’Eugi est qu’il y a, là , un lac artificiel sous lequel se trouve l’ancien village.
retourdumonde
Posted at 11:11h, 16 janvierMerci pour ce commentaire ! En effet je me souviens d’avoir croiser le lac artificiel d’Eugi en descendant sur Irunea et les Bardenas. Je suis toujours fasciné et à la fois attristé par ces histoires de villages engloutis.
Pat
Posted at 14:07h, 01 juilletMerci pour ce morceau d’histoire méconnu mais qui m’a touché. Les séquelles du franquisme sont toujours présentes…Les photos sont magnifiques, un vrai voyage!
retourdumonde
Posted at 14:23h, 03 juilletMerci Patrick, ce morceau d’histoire méconnue nous as sauté en visage lorsque nous avions pris cette route. En effet les séquelles et les conséquences du franquisme sont toujours visibles même si beaucoup tente de cacher l’histoire sous le tapis. Merci à vous.